BONA SAWA

BONA SAWA

RATIONALITE JURIDIQUE ET PHILOSOPHIE DES CONFLITS

RATIONALITE JURIDIQUE ET PHILOSOPHIE DES CONFLITS

( Le cas germano-duala : 1884-1914 )

Par Nsame Bongo,

Docteur d'Etat ès Lettres et Sciences humaines des Universités françaises

Université de Douala, Cameroun

Conférence présentée le 05 mars 2002 dans le cadre du Programme AfricAvenir de

séjour et d'études des étudiants de l'Institut d'Etudes Politiques de l'Université Libre

de Berlin au Cameroun

Thème :Renaissance africaine, coopération pour le développement, prévention et résolution desconflits : le cas du Cameroun

Plan

Introduction

La gestion des conflits pose un problème fondamental de rationalité juridique et de

philosophie politique

Première partie : La philosophie juridique du Traité germano-duala du 12

juillet 1884

1. Droit international : paradis du plus faible et lieu d'équité et d'égalité?

2. Le Droit international réel ou la raison du plus fort

3. Le noyau dur philosophique du Traité et sa contradiction interne

Deuxième partie : Le règlement autoritaire et arbitraire du conflit foncier dualagermanique

(1910-1914)

1. La crise de compétence territoriale issue du Traité de 1884

2. Le choc des conceptions du monde et l'impasse du contentieux foncier

3. Principe du moyen terme et traitement du conflit foncier

Conclusion : Le traitement philosophique des conflits exige une éthique conflictuelle des conflits et non le moralisme béat

Introduction :

La gestion des conflits pose un problème fondamental de rationalité juridique et de philosophie politique

Le traitement des conflits est un pari des plus incertains. Car le conflit met en présence deux forces déterminées à défendre chacune ses intérêts jusqu'au bout, c'est-à-dire à accepter l'affrontement et ses conséquences. Au fond, quand le conflit est là, il ne s'agit plus de désamorcer une charge explosive. Il faut maîtriser une explosion en cours, qui peut s'avérer être même une explosion en chaîne, lorsque la tension a atteint un point de non retour et que le déchaînement des passions a fini par avoir raison de toute la circonspection antérieure des parties en désaccord.

S'engager dans le règlement des conflits, c'est se poser à la fois en conseiller, médiateur, facilitateur, arbitre et réconciliateur. Mais comment parvenir à ses fins si l'on est partie prenante au conflit et qu'on manque ainsi du recul nécessaire pour tempérer les passions, faire baisser la tension, réduire la violence et ménager les intérêts opposés ?

Et lorsqu'on n'est pas impliqué dans l'affrontement, comment être sûr que l'avantage de l'objectivité et de la neutralité dont on bénéficie à priori du fait de son extériorité par rapport au conflit ne va pas se transformer en inconvénient qui maintient le conciliateur à la surface des choses et l'empêche d'en avoir une compréhension profonde, de l'intérieur ? Il s'ajoute à cela une difficulté de taille : puisque les parties en lutte sont des antagonistes dont chacun estime avoir raison et défendre une position légitime, comment trouver un terrain d'entente alors que personne ne veut plus entendre l'autre et que chacun s'enferme dans ce qu'il tient pour son bon droit et ne compte plus désormais que sur sa capacité de nuisance vis-à-vis de

l'ennemi ?

Ces dilemmes interpellent radicalement la rationalité humaine. C'est-à-dire la facultéintellectuelle de calculer avec exactitude pour trouver des solutions appropriées aux problèmes. En toute logique. Rationnellement. Et aussi la capacité pratique d'agir avec justesse pour créer des issues dans les impasses. En toute sagesse. Raisonnablement. La rationalité juridique est particulièrement concernée ici car il s'agit de jouer sur le droit, en tant que système commun de règles s'imposant à tous dans un souci déclaré d'équité et base de revendication de ce qui sera considéré comme juste, pour juguler la force brutale et la passion aveugle des parties en confrontation, ainsi que leur unilatéralisme.

Mais qu'est-ce que la rationalité juridique dans le monde de la réalpolitik où la raisondu plus fort se veut souveraine, régnant en maître avec cynisme et démagogie ?

3 La raison juridique allie la logique universelle de la justice, qui veut que nul ne soitlésé, à l'éthique catégorique du droit qui pose que la force arbitraire ne supplante le sens de l'équité dans les rapports mutuels. Seulement, dans la mesure où le droit positif n'exprime jamais qu'un rapport de forces donné, et où le règlement des conflits passe nécessairement par des accords de type juridique chargés de concilier des antagonistes faisant prévaloir la force, n'est-il pas illusoire de penser que cette angélique rationalité juridique puisse se subordonner la logique de la raison du plus fort qui se trouve à l'œuvre dans le conflit ?

La thèse globale que nous soutenons ici est la suivante : loin de se réduire à unesimple technique de conciliation formelle et mécanique des adversaires ou des belligérants grâce à des procédés ingénieux et uniquement au vu des faits invoqués par les protagonistes, le concept de prévention et de résolution des conflits repose en réalité sur une assise philosophique traduisant elle-même la lutte des mentalités, des cultures, des visions du monde, et pour tout dire des philosophies ; lutte à l'impact profond qui oppose, de façon explicite ou implicite les parties en présence. Ainsi, la réussite ou l'échec des négociations est largement fonction du fait que la conception du monde et la rationalité juridico-politique introduites dans le débat parviennent ou non à se concilier, et à favoriser ensuite la conciliation des intérêts matériels et politiques. En d'autres termes, le traitement des conflits probables ou réels est autant une affaired'intelligence procédurale tactique et technique en vue de trouver des compromis acceptables sur l'objet concret du litige, qu'une affaire stratégique d'ordre philosophique dans laquelle compte plus la force morale et le courage politique des uns et des autres. Du moins si l'on entend par force morale l'aptitude à fonder la légalité sur la légitimité, c'est-à-dire à donnerau sens de l'équité toute sa place face au sentiment de puissance matérielle souveraine, et par courage politique le sens aigu des responsabilités et de la profondeur historique donnant l'aptitude à prendre des décisions très difficiles pour soi-même aujourd'hui mais qui peuvent s'avérer payantes demain pour soi et pour les autres.Cette thèse prend évidemment le contre-pied du discours hégélien qui glorifie la puissance dominatrice de la raison du plus fort et justifie même ses crimes les plusabominables (l'esclavage des Nègres par exemple) en les considérant comme une nécessité historique représentant ce qu'il y a de plus rationnel et de plus raisonnable à une époque dans la voie du progrès général de l'humanité, sous prétexte que « l'histoire est la marche de Dieu dans le monde » et que par conséquent, tout ce qui arrive dans cette marche ne peut être que juste et même souhaitable. N'est-ce pas là pur fatalisme béat ?

4Le problème de rationalité juridique et de philosophie politique qui se pose en réalité est celui de la capacité du sens de l'équité et des responsabilités à prévaloir dans les faits face à la puissance souveraine d'un monopole de violence exclusiviste se voulant légitime, et même plus légitime que l'éthique et le droit en tant qu'équité. Est-il permis dès lors d'être encore optimiste en ce qui concerne la résolution des conflits, surtout lorsque l'inégalité de puissance des parties en conflit déséquilibre totalement le rapport de forces ?

L'étude des relations kameruno-germaniques à la charnière des XIXe et XXe siècles semble de nature à illustrer l'énorme difficulté qu'il y a à résoudre les conflits entre communautés. Mais elle paraît aussi en mesure de pouvoir apporter des éléments utiles à l'affinement de la problématique générale du règlement des différends.

 

Première partie :

La philosophie juridique du Traité germano-duala du 12 Juillet 1884

Le « protectorat » allemand au Cameroun commence officiellement par la signatured'un document appelé « Traité germano-douala du 12 Juillet 1884 ». Le paradoxe est que, signé en toute liberté par les deux parties et dans l'entente cordiale, ce traité constituera plus tard la pomme de discorde créant un conflit kameruno-germanique de triste mémoire.Pourquoi la discorde devait-elle ainsi naître de la concorde et faire tourner un espoir d'amitié entre les peuples en cauchemar historique ?

Nous émettons l'hypothèse que la philosophie de la solidarité des cultures africainesamena les chefs duala à sous-estimer la véritable nature conquérante du IIe Reich, qui s'abritait derrière la cordialité des commerçants allemands avec lesquels ils traitaient. Aussi crurent-ils s'entendre avec des amis auxquels ils concédèrent beaucoup dans cette affaire, alors qu'au fond, il ne s'agissait pas d'amis, mais de simples bâtisseurs d'empire colonial, pour qui la raison du plus fort était la seule et unique loi, dans un contexte historique d'accélération de l'accumulation capitaliste en Europe et de partage impérialiste du monde par des nations occidentales rivales, en quête de puissance exclusive par tous les moyens.

Quelle philosophie de l'homme et de l'autre homme, de la communauté et du pouvoir, anime de part et d'autre les contractants ? Et comment va-t-elle peser sur le document et les événements ? Le machiavélisme diplomatique du IIe Reich et le réalisme angélique duala pouvaient-ils parvenir à une synthèse mutuellement bénéfique ? La rationalité juridique de 1884 semble correspondre, malgré les apparences, à une logique du diktat masqué.

Traité Germano-Douala du 12 juillet 1884

Nous soussignés, rois et chefs du territoire nommé Cameroun, situé le long du fleuveCameroun, entre les fleuves Bimbia au nord et Kwakwa au sud, et jusqu'au 4° 10', degré de longitude nord, avons aujourd'hui au cours d'une assemblée tenue en la factorerie allemande sur le rivage du roi Akwa, volontairement décidé que :Nous abandonnons totalement aujourd'hui nos droits concernant la souveraineté, la législation et l'administration de notre territoire à MM. Edouard Schmidt, agissant pour le compte de la firme C. Woermann, et Johannes Voss, agissant pour le compte de la firme Jantzen et Thormählen, tous deux à Hambourg, et commerçant depuis des années dans ces fleuves.

Nous avons transféré nos droits de souveraineté, de législation et d'administration denotre territoire aux firmes sus-mentionnés avec les réserves suivantes :

1 . Le territoire ne peut être cédé à une tierce personne.

2 . Tous les traités d'amitié et de commerce qui ont été conclus avec d'autres Gouvernements étrangers doivent rester pleinement valables.

3 . Les terrains cultivés par nous, et les emplacements sur lesquels se trouvent des villages,

doivent rester la propriété des possesseurs actuels et de leurs descendants.

4 . Les péages doivent être payés annuellement, comme par le passé, aux rois et aux chefs.

5 . Pendant les premiers temps de l'établissement d'une administration ici, nos coutumes

locales et nos usages doivent être respectés.Cameroun , 12 juillet 1884 Sig. Ed. Woermann , Sig. Roi Akwa (Dika Mpondo) Témoins : Ed. Schmidt, King Bell (Ndoumbè Lobè), O. Busch, etc. (23 témoins au total).

A - Droit international : paradis du plus faible et lieu d'équité et d'égalité?

Telle est la teneur d'un document colonial parfaitement maniable par sa brièveté et sasobriété, et fort instructif par son contenu, qui met en présence le fort et le faible, chacun utilisant ses armes pour interpréter et faire valoir le droit, et plus précisément encore, les droits de l'homme et des peuples. Nous en avons ici la substance selon la version allemande, généralement incontestée. A en croire les historiens, le texte original rédigé en anglais est encore inédit. Tant par son contexte que par son texte, ce document interpelle la philosophie du droit et du règlement des conflits.

Le contexte : L'époque qui précède la signature du contrat bilatéral entre lesdignitaires duala et les commerçants allemands, en vue de l'établissement du « protectorat »germanique au Kamerun, est marquée par de grands bouleversements économiques et sociaux ayant un effet politique déstabilisateur. Selon Albert Wirz, « les rois et chefs se concurrençaient dans les affaires et ils se disputaient la prééminence » (1). Ce qui entraînait des segmentations sociales et des graves conflits politiques. L'accroissement important des possibilités d'enrichissement à travers le commerce avec les factoreries européennes désormais installées sur la côte en nombre croissant et non plus à bord des bateaux marchands devait pour sa part créer de nouveaux riches contestataires parmi les cadets sociaux. Le même auteur affirme que « les troubles des années 1870 reposaient essentiellement sur cette confrontation entre les chefs et les hommes libres aspirant à une meilleure position sociale » (Ibid. p. 193). Il n'est pas jusqu'aux hommes de condition servile, mieux lotis maintenant, qui ne se révoltent comme cela se passa en 1858 à Akwa.

Bref, toutes ces secousses sociales, à base socio-économique et à visée socio-politique, menacent la communauté duala d'implosion depuis quelques décennies ; si bien qu'à travers ses chefs, elle se voit dans l'obligation de solliciter l'assistance européenne pour préserver son unité et, en même temps, sa puissance politique et économique régionale. Une autre réalité majeure de cette période, le XIXe siècle, est que les relations des Duala et des Européens actifs dans leur région sont confiantes et mutuellement bénéfiques. Ayant une expérience consommée de la gestion politique d'Etats complexes, les Blancs étaient donc considérés comme bien placés pour les aider à maîtriser cette phase inédite, mouvementée et incertaine de leur histoire.

En 1856, l'aristocratie marchande africaine déchirée avait signé, avec desplénipotentiaires anglais, un accord instaurant « La Cour d'équité », aux fins deréglementation des activités commerciales et des relations indigènes-étrangers et indigènesindigènes sur le fleuve et dans la bourgade, au moyen d'un tribunal ; ce qui avait sensiblementamélioré la situation conflictuelle locale. Par ailleurs, il parvenait de certaines contrées du golfe de Guinée (Calabar par exemple), des échos très positifs des bienfaits culturels de l'administration britannique. C'est tout cet environnement qui va pousser les élites duala à réclamer la « protection » politique occidentale. Les Anglais arrivèrent en retard et furent supplantés par les Allemands.

Ce contexte offre quasiment le spectacle de la « servitude volontaire », c'est-à-dire du choix par une population de la soumission à un maître par faiblesse de caractère, en abdiquant sa dignité, qui lui aurait recommandé de résister à l'adversité. Dans le cas d'espèce, il n'en est rien, car les Duala cherchaient surtout la voie du modernisme et le moyen de l'autoconservation, et nullement celle de l'asservissement par autrui. Leur rébellion permanente visà- vis du colonisateur machiavélique le montrera par la suite.

Est-il besoin de rappeler à cet égard l'analyse pertinente de Wirz ? « Bien entendu,explique-t-il, les demandes de protection adressées enfin (en 1879 et en 1881) par les chefs duala à l'Angleterre n'étaient pas conçues par eux comme un signe de soumission. Tout au contraire, les pétitionnaires espéraient pouvoir rétablir la paix publique et consolider leur prépondérance économique et politique par le moyen d'un gouvernement européen à la « Rivière de Cameroun ». Les négociations avec les Anglais et les Allemands pendant les années 1883 et 1884 témoignent de cette intention. Car le prix demandé aux Européens pour l'autorisation d'établir un régime de protection était qu'ils reconnaissent l'ordre politique local, tel qu'il s'était formé au cours du XIXe siècle, et qu'ils ne touchent pas aux fondements économiques de cet ordre » (Ibid. p.194).

En tout cas, outre les conditions amicales et consensuelles de l'établissement du traité, le simple fait que les Duala soient demandeurs incite à croire qu'ils étaient convaincus que celui-ci les mettait en position avantageuse par rapport à l'autre contractant, car si même le suicide politique collectif existe, il est ici impensable. Pouvons-nous solliciter ce qui ne nous profite guère ? Il semble donc que le contexte du contrat nous oriente vers l'identification d'une logique juridique qui donne raison au plus faible du fait de la magnanimité du plus fort.

Le texte : Nous voyons le contenu du document aller dans le même sens. Il est parexemple question de « décision volontaire » des demandeurs, d'« assemblée » tenue en bonne et due forme (ce qui sous-entend concertation, délibération, échange libre), de « respect des coutumes et usages locaux » (obtenir la garantie du respect de sa dignité par le partenaire au cours d'une négociation internationale résonne manifestement comme un chant de victoire).

Mieux, ce traité de protectorat semble nous indiquer que s'il y a ici un maître du jeu, il est bel et bien celui qu'on n'attend pas, à savoir le plus faible : l'Africain. En effet, c'est l'indigène seul qui prend la parole et s'exprime tout au long du contrat, bien qu'il y ait deux signataires : lui et l'Européen . Tout ce qu'il développe est donc censé représenter le point de vue duala et même défendre la cause de cette communauté, tant il est vrai que nul ne peut agir sans contrainte (c'est-à-dire : parler librement et « décider volontairement ») contre ses propres intérêts.Cette interprétation , disons philanthropique et égalitariste, du contrat nous inscrit pratiquement dans la problématique du « bon sauvage », c'est-à-dire de l'homme non occidental qui, en dépit de sa faiblesse technologique, économique et militaire par rapport à l'Europe, se voit traité par celle-ci, ou tout au moins par certains de ses représentants, avec des égards inattendus, en récompense de son innocence politique et de sa disponibilité géopolitique. Dès lors, le droit international ne saurait instaurer la colonisation à travers la loi du plus fort. La rationalité juridique appropriée est de donner au plus faible la sensation qu'il a en mains toutes les cartes et toute la force. Mais est-il plus que le maître de la parole ?

Voilà dans la réalité, dira-t-on, le mariage parfait, et même plus que parfait, entre ses propres aspirations et l'amour du prochain, entre la générosité chrétienne du Blanc et l'esprit de solidarité traditionnel du Noir, entre la force matérielle de l'Europe et les espoirs de progrès matériel de l'Afrique. Un mariage tellement réussi qu'il engendre même la rationalité juridique la plus éthique qu'on puisse imaginer : celle qui annule les effets d'injustice de l'inégalité en réhabilitant le droit du faible et en culpabilisant le fort.

Contre Bougainville, le vieillard qui symbolise la crédibilité de ce type de droit sous la plume de Diderot s'écrie à juste raison : « Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y a mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il y gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti , qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. » (2).

Bref, la raison du plus fort ne serait pas toujours la meilleure. Et même s'il y a lerisque que cette logique juridique du relèvement du faible coure à l'échec en faisantfinalement de lui une dupe de l'histoire, n'a-t-elle pas au moins l'avantage de sauvegarder sa dignité dans la cadre d'un rapport de forces très inégal ? Et, n'y a-t-il pas ici comme le triomphe de l'éthique sur la politique ? Le faible pouvait-il attendre mieux ?

Le Traité de 1884 admet que les Rois et Chefs locaux continueront d'être ce qu'ilsétaient : percepteurs de taxes, garants des conventions internationales signées auparavant avec d'autres gouvernements européens et dirigeants de leurs communautés selon les us et coutumes ancestrales. Il dispose surtout que les communautés demeurent propriétaires et maîtresses de leur territoire mis en valeur ou exploitable. L'Africain ne concède donc qu'une partie de sa souveraineté en échange de la « protection » que lui apporte l'Européen. Le faible pouvait-il espérer mieux, c'est-à-dire avoir l'avantage sur le fort, ou tout au moins faire jeuégal avec lui ?

Cette lecture du traité est également à rapprocher de la tradition aristotélicienne del' « équité » en tant qu'égalité de traitement, sans aucun privilège particulier pour le fort ou pour le faible. Pour ce penseur, l'égalité sociale est proportionnée en ce que chacun devrait recevoir une part de biens équivalente à la contribution qu'il apporte dans l'accumulation des richesses. Ainsi personne ne se sentirait défavorisé. C'est la « justice distributive ». Mais le philosophe évoque aussi la « justice réparatrice », au cas où le juge aurait à égaliser les torts subis et les abus commis, par la compensation, le dédommagement, la sanction pénale adaptée, etc. (3) Aristote attend de l'« équité », lorsque le « juste » est dit par la loi de façon trop générale, qu'elle corrige les inadéquations légales particulières dans les faits, grâce au principe du « juste milieu ». Peut-on voir ce souci d'égalité (égalité des peuples ou des nations en l'occurrence) dans notre traité, et dire par conséquent qu'il s'agit d'un accord international équitable, démocratique, légitime ?

Une réponse positive s'impose, au regard d'une certaine balance des pertes et profitsselon laquelle l'Africain, qui est dépossédé de la souveraineté générale sur son territoire au bénéfice de l'Européen, gagne de l'autre côté la sécurité de sa communauté, le maintien de ses prérogatives économiques, terriennes et politico-culturelles et la considération de sa personnalité et de sa dignité. De ce point de vue, les « réserves » du traité compenseraient l'«abandon » et le « transfert » de pouvoir.

De son côté, le partenaire allemand peut aussi être considéré comme nettementbénéficiaire. N'est-il pas celui qui, moyennant une assistance technique et politique au Kamerun, assistance qui n'est pas hors de sa portée, devient désormais le détenteur d'un pouvoir global, même si son associé local conserve une souveraineté particulière ?

C'est là le schéma d'une autorité politique combinée basée sur l'entrecroisement des responsabilités et des prérogatives sans qu'il y ait un dominant et un dominé. Il y aurait donc lieu de considérer le « Traité germano-Douala du 12 juillet 1884 » comme un modèle de convention internationale démocratique. Mais peut-on s'en tenir à cette version sans manquer de comprendre l'impasse dans laquelle le traité va s'engouffrer rapidement en raison même de l'interprétation divergente de la complexité politique de la double souveraineté ?

B - Le droit international réel ou la raison du plus fort

Le traité que nous examinons a été conclu le plus pacifiquement possible au départ,avec le plein agrément des deux parties, dont il devait sceller l' «amitié » et la coopération loyale, et avec la ferme conviction de part et d'autre qu'il profitait à tous. Telle est du moins l'état d'esprit qu'on devine chez l'Africain et que l'Européen semble vouloir afficher aussi.

Mais à un second niveau d'appréciation de sa teneur juridique, disons le niveau philosophico-scientifique, il est difficile d'éviter l'interprétation selon laquelle celui qui parle dans le document (le Duala) n'est pas vraiment le maître du jeu, ni même un partenaire tenu pour égal par l'autre, mais plutôt un adversaire en position de faiblesse qui en paye les frais au prix fort, malgré les apparences. Cette traduction finale du traité considère en même temps que l'attitude réelle du IIe Reich dans cette affaire témoigne de la duplicité politique machiavélique de la bourgeoisie allemande, double jeu qui l'amène à opérer un véritable hold up impérialiste par le détournement colonial du projet de partage du pouvoir, proposé assez innocemment par les Duala en manière de coopération, à un moment critique de leur histoire.

Pour bien comprendre ce dénouement, il est nécessaire d'interroger à nouveau lecontexte du contrat, et plus particulièrement les événements postérieurs au 12 juillet 1884. Mais quant au texte lui-même, ces quelques questions critiques qui s'en dégagent donnent déjà le ton : quelle commune mesure y a-t-il entre « l'abandon total de la souveraineté » communautaire par l'autorité locale au profit du colonisateur et « les réserves » concédées par lui, qui attribuent quelques prérogatives commerciales, territoriales et culturelles aux chefs africains ? Le contrat par concession où le conquérant colonial se cache derrière des émissaires non officiels, chargés de signer des traités à leur propre nom dans des conditions données, mais qu'il revendiquera finalement en interprétant ces conditions à la hausse au point de les dénaturer, n'est-il pas un jeu cruel dans lequel le chasseur, tapi dans les fourrés et prêt à étouffer sa proie, met sa future victime en confiance avec un leurre ?

Durant un mois et demi, une des chefferies duala, celle de Bonabéri, à l'ouest de laville, refuse de signer le traité. Il s'ensuit une agression militaire de la localité, où le drapeau allemand, qui flottait dans les autres quartiers depuis le 14 juillet 1884, ne parvint à se hisser que le 28 août 1884. Le conflit se prolongea jusqu'à la fin de l'année et impliqua même l'église, à en croire le récit de Bouchaud : « …L'annexion du Cameroun par le consul allemand Nachtigall souleva de vives protestations de la part des partisans de l'influence britannique et spécialement des missionnaires baptistes. Ceux-ci et leurs disciples ne furent point étrangers au soulèvement du chef de Bonabéri, Lock Priso, contre les autorités nouvelles : aussi leur Mission fut-elle spécialement visée - et atteinte - dans le bombardement que l'amiral Knorr fit subir à Bonabéri, au mois de décembre ». (4)

Il faut ajouter à ce conflit armé les contradictions intereuropéennes dans le golfe deGuinée, concernant le Cameroun ; contradictions que Brutsch décrit de la sorte : « Devant le danger que représentaient pour eux les aspirations coloniales allemandes, les Anglais semblent comprendre, mais un peu tard, que le Cameroun ne serait pas un territoire négligeable. En 1884, c'est une véritable course de vitesse que disputeront les envoyés des Gouvernements de Londres et de Berlin sur la côte africaine. Les plénipotentiaires allemands finiront par l'emporter au Cameroun, d'extrême justesse d'ailleurs, accueillis par les Douala, las d'attendre plus longtemps une décision anglaise ». (5)

L'ensemble de ces faits permet d'affirmer que les Duala ne s'offraient pas en victimestotalement naïves et résignées à la colonisation , et que certains d'entre eux se rendaient compte des enjeux réels. Et qui plus est, ce sont des faits qui montrent que ce moment de l'histoire ne peut être interprété comme une curieuse demande d'asservissement de la part des dignitaires locaux, mais en vérité comme une recherche effrénée et systématique de territoires à conquérir outre-mer par les grandes puissances occidentales, avides des richesses d'Afrique.

Les choses sont donc claires : la générosité et l'égalité, en tant que motivationséthiques, ne constituent guère le fond de l'explication de la rationalité juridique des accords coloniaux pacifiques, à l'instar du « Traité Germano-Douala ». Bien que la logique de la force et du pouvoir n'apparaisse pas au premier plan comme le fondement de l'acte légal de « protectorat », les faits contradictoires, et non pas unilatéraux, attestent que les rapports de force, l'épreuve de force, la logique de domination du faible par le fort se trouvent au cœur de cette convention à l'allure pourtant si consensuelle.

Nietzsche a bien compris que le droit est toujours fonction de la force et qu'entre lesdeux, il se joue une dialectique implacable (autre chose est son apologie quasi démentielle d'une « volonté de puissance » qui autorise l'écrasement et l'anéantissement du faible par le fort par conformité à un prétendu principe fondamental de la vie) : « Mes droits, dit-il : c'est là cette partie de mon pouvoir que les autres m'ont non seulement concédée, mais qu'ils veulent aussi maintenir pour moi…C'est ainsi que se forment des droits :des degrés de pouvoir reconnus et garantis. Si des rapports de pouvoir se déplacent d'une façon importante, des droits disparaissent et il s'en forme d'autres, - c'est ce que démontre le droit des peuples dans son va-et-vient incessant.. Si notre pouvoir diminue beaucoup, le sentiment de ceux qui garantissaient jusqu'à présent notre droit se transforme :ils pèsent les raisons qu'ils avaient à nous accorder notre ancienne possession. Si cet examen n'est pas en notre faveur, ils nient dorénavant « nos droits ». De même, si notre pouvoir augmente d'une façon considérable, le sentiment de ceux qui le reconnaissaient jusqu'à présent et dont nous n'avons plus besoin se transforme : ils essayeront bien de réduire ce pouvoir à sa dimension première, ils voudront s'occuper de nos affaires en s'appuyant sur leur devoir, - mais ce ne sont là que paroles inutiles». (6)

La pertinence de tels propos est indéniable, même s'ils n'ont pas de validité universelle, mais concernent surtout les sociétés de classes antagoniques. Le consensus dans un accord bourgeois ne signifie pas que l'égalité des contractants a été posée et que le droit s'est manifesté comme équité au détriment de la force souveraine du pouvoir politique. C'est là un genre de force qui n'a pas de compte à rendre, et surtout pas au faible et à la morale. Le semblant de concorde et de consensus que dégage le contrat colonial pacifique n'est et ne peut être qu'un faux semblant. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu'en dernier ressort, ce ne sont pas les idées qui commandent les sociétés humaines mais les intérêts matériels, dans la mesure où leur contrainte est plus persuasive et péremptoire que celle des idées, et où les idéologies elles-mêmes ne valent que par la matérialité concrète des causes qu'elles défendent. Mais l'efficacité réactive des idées n'est pas à ignorer. C'est ce que nous défendons ici.

Dès lors, le droit, dans un monde de contradictions antagoniques de classes et de nations, ne peut être, que la résultante des rivalités d'intérêts sociaux et nationaux prenant la forme d'un acte légal dit légitime bien qu'unilatéral, même si ce droit exprime aussi le recul de la force au profit des idées de justice et de progrès, seules véritables armes du faible dans le processus juridique de formation de la loi. En fait, c'est le rapport de forces politique que ces intérêts impriment au monde en y inscrivant une hiérarchie donnée des nations qui attribuera une place aux divers Etats et peuples, c'est-à-dire tel « degré de pouvoir » pour parler comme Nietzsche, «degré de pouvoir » auquel correspondra un « degré de droit » équivalent face à autrui. La contradiction interne du droit international éclate alors au grand jour : les conventions pacifiques entre nations revêtent généralement la forme extérieure de la bonne intelligence équitable, démocratique et consensuelle, mais étant donné que la divergence des intérêts matériels et spirituels des classes dominantes des divers peuples induit toujours une dynamique de rivalité mortelle entre les nations, la rationalité juridique internationale sera nécessairement porteuse de ce conflit fondamental et structurel. C'est-à-dire qu'elle s'identifiera à un équilibre de la terreur posé froidement par la balance internationale des intérêts et des forces, alors que devant les opinions publiques, et par nécessité démagogique , elle tiendra à apparaître pour les uns et les autres comme un sage règlement amiable du contentieux d'hégémonie. Bref, le droit veut éliminer la force au profit de la justice mais n'y parvient guère. La négociation est pourtant condamnée à continuer à relever le défi dans l'espoir de toujours faire reculer davantage la force aveugle du politique au profit d'une avancée éthico-politique dans des cas précis. C'est ce qui fait le calvaire et la grandeur de la théorie de la prévention et de la résolution des conflits ou philosophie des conflits.

C - Le noyau dur philosophique du traité et sa contradiction interne

La contradiction entre l'exigence éthique de justice et la nécessité politique dedomination, contradiction inhérente à toute rationalité juridique et philosophique, ne s'est pas soldée, au fond du golfe de Guinée, à la fin du XIXe siècle, par l'équilibre entre ces deux logiques de l'action des communautés humaines ; logiques qu'il s'agit justement d'équilibrer tant que possible pour aboutir à un règlement respectable et durable des conflits d'autorité entre nations, grâce à une ténacité morale audacieuse et à un courage politique prudent. Au plan théorique général, cela peut s'expliquer philosophiquement par l'énorme décalage existant entre les deux noyaux durs de la rationalité juridique européenne et africaine. La philosophie des relations humaines et nationales des Guillaume et Bismarck se résume en deux mots, qui en sont le souci premier et la raison dernière : despotisme international. Dans le texte du Traité de 1884, il est représenté par le concept de « souveraineté » et ne craint même pas la redondance pour bien se faire comprendre : « droits de souveraineté, de législation et d'administration » du territoire kamerunais.

L'unification de l'Allemagne se réalise à cette époque à travers ce concept de domination s'incarnant alors dans le principe de l'hégémonisme. L'empire prussien annexe la quasi-totalité des territoires allemands et impose le protectorat aux petits Etats germaniques du nord au détriment du rival autrichien, dans une véritable dynamique impérialiste pangermanique axée essentiellement sur la violence politique. Cette même logique de la force prévaut en 1871 avec la victoire de Bismarck sur les troupes françaises et l'annexion de l'Alsace-Lorraine qui s'ensuit. Au moment où, las des hésitations du chancelier à propos de la colonisation de l'Afrique, l'Empereur Guillaume II se débarrasse de Bismarck pour étendre rapidement l'expansionnisme allemand en Afrique, la philosophie de la domination violente est déjà profondément inscrite dans la mentalité de la classe politique allemande conservatrice. Le Kamerun lui donnera simplement un nouveau champ d'application. De Fichte (théoricien écouté de la spécificité allemande et de son élection surnaturelle à un destin spécial) à Max Weber (adepte du pangermanisme et de l'expansionnisme allemand) en passant par Nietzsche (défenseur de l'instinct de violence dans les relations entre peuples comme loi de la vie) et Hegel (apôtre de la domination universelle de la Prusse comme règne nécessaire de l'Etat le plus fort sur les autres selon la marche rationnelle de l'histoire), cette philosophie est bien connue pour que nous ayons à la rappeler ici.

Face à cette histoire et à cette mentalité se dresse une autre histoire et une autrementalité, une philosophie africaine de la solidarité communautaire sincère et pacifique.

Les Duala se sont implantés dans un territoire occupé auparavant par les Bassa et les Bakoko, en nouant avec eux des liens matrimoniaux et des accords pacifiques de cession de territoire sans aucun conflit armé. Ils ont convenu avec les Anglais de la constitution d'une « Cour d'équité » concrétisée par les lois du 14 janvier 1856, qui seront confirmées le 6 janvier 1869, aux fins de prévention et de résolution des conflits commerciaux entre indigènes et étrangers. Cette institution judiciaire multilatérale rassemble les rois locaux, les commerçants de la place et les subrécargues, sous la supervision du consul britannique installé à Fernando-Poo.

Ce pacifisme duala à l'égard des étrangers se présente comme le respect de la terre de l'Autre, de son identité et de sa dignité. C'est sur cette base qu'est rendue possible, réelle et forte la solidarité intercommunautaire avec lui. Il faut voir le triomphe de la mentalité

pacifiste et de l'esprit solidariste dans le fait qu'un peuple jaloux de son indépendance en vienne à hypothéquer une partie de sa souveraineté pour protéger justement sa paix et son unité que la balance de forces équilibrée de ses composantes ne parvient pas à instaurer.

Lorsqu'on fréquente les textes de littérature orale duala, on comprend mieux la démarche intellectuelle ou disons philosophique qui les conduit à la signature du Traité de 1884. Bien des proverbes classiques, exposés, analysés et mis en situation par le discours des sages traditionnels, incitent les Duala à suivre la voie de la solidarité amicale. Par exemple : L'eau ne s'en va pas en laissant les poissons (commentaire : a/ « A la marée haute tu peux pêcher des poissons tout près du bord de la rivière. Mais quand la mer se retire, à la marée basse, les poissons eux aussi s'éloignent et pour les pêcher, il faut aller parfois à une grande

distance, car ils ne peuvent vivre en dehors de l'eau ». b/ « Etre collé l'un à l'autre ») (7). De même : La poule et l'homme ont le même toit (commentaire : a/ « Autrefois, il n'y avait pas de poulailler. Le soir, les poules rentraient dans la case et dormaient près du foyer sous la claie où l'on faisait sécher du poisson ou des graines ». b/ « Même si la poule est une bête, étant donné qu'elle vit sous le même toit que l'homme, elle et lui sont des amis ». c/ « Même si on n'est pas de la même classe sociale, la cohabitation rapproche forcément ».Ibid. p.138). Ou encore : L'amitié arrive à dépasser la parenté (commentaire : a/ « On a constaté que l'amitié arrive à lier deux personnes plus que la parenté. Ceci à cause de l'habitude que les deux personnes ont d'être ensemble, qui fait qu'elles se connaissent mieux ». b/ « Un ami peut faire pour son ami ce qu'un parent ne pourrait pas faire pour lui ». Ibid. p. 139).Ou enfin : Une seule personne ne peut transporter la toiture (commentaire : a/ Le toit des maisons duala ayant une double pente, il est nécessaire qu'il y ait au moins deux personnes pour porter la toiture de nattes confectionnée au sol et la hisser au-dessus des poteaux de la case. b/ Nul ne peut réaliser une tâche exigeant des moyens sans commune mesure avec ses capacités ; il lui faut nécessairement de l'aide pour parvenir à ses fins).

Il se dégage de toute cette problématique que le cercle des personnes chères et desrelations normales ne se limite pas à ceux avec qui on entretient des liens de sang , de rang social ou d'identité naturelle, mais s'étend légitimement à tous ceux, de toute nature et de toute origine, sont devenus nos proches ou s'avèrent être des partenaires indispensables. Et la culture duala insiste aussi, comme le montre le dernier proverbe, sur la nécessité de l'entraide et de la combinaison des efforts dans la réflexion et l'action.

Pour autant, les dirigeants duala ne pouvaient manquer d'être vigilants au sujet desintentions de leurs amis car ils savent aussi que la trahison n'est pas loin de la confiance. Celle-ci ne doit donc pas être aveugle. De l'eau de palme au-dessous et le jus de noix de palme au-dessus (commentaire : a/ «Autrefois, pour extraire l'huile de palme, on utilisait une vieille pirogue sur le bord d'un marigot. Dans le réservoir ainsi formé, on faisait entrer un peu d'eau et on y versait les noix de palme. Celles-ci étaient piétinées pour que la pulpe des noix laisse échapper son huile épaisse. Puis, après que l'on ait retiré la pulpe écrasée et les coques de palmistes, l'huile jaune restant en surface pouvait facilement être retirée. Quand on voyait cette belle nappe dorée, on pouvait penser que tout le réservoir était plein d'huile. Alors qu'il en était seulement recouvert d'une fine couche qui cachait une grande quantité d'eau ». b/ « Certaines personnes affichent une belle apparence qui masque un fond moins brillant ». Ibid. p. 140) .

Il arriva cependant qu'un traité, au fond douteux soit signé par eux. Sans doute étaientils alors mus par la conviction inébranlable que leur bien resterait le leur même s'ils concédaient beaucoup et croyaient-ils qu'aucune éventuelle trahison venant des Allemands ne pouvait leur arracher un pouvoir et une terre légués par les ancêtres. En tout cas, ces rois et chefs avaient de cet héritage une conception tout à fait possessive que traduit des paroles

sages devenues légendaires comme celle-ci : Le propriétaire ne dit qu'une chose (ce qui signifie que c'est le détenteur légitime d'un bien qui décide à son sujet, sans avoir à revenir sur sa décision pour la remplacer par l'avis d'autrui, au risque de perdre toute autorité et tout pouvoir sur son bien). Et celle-ci : Le maître du pays n'est pas enfant (autrement dit, même s'il est encore très jeune, en âge ou dans l'exercice du pouvoir, même s'il n'est pas riche et matériellement imposant, le détenteur légitime du pouvoir est celui qui doit l'exercer ).

Nous voyons bien quel a pu être le poids de tels textes de sagesse proverbiaux dans les négociations de notre traité dont la partie portant sur les « réserves » exprime justement ce qui est inaliénable pour la communauté africaine, à savoir son autorité et sa terre. « D'accord pour l'amitié et l'entraide, mais les coutumes ancestrales dont nous sommes garants et la libre disposition de notre patrimoine ne sont pas négociables » : tel semble être la résolution de la partie kamerunaise dans ces débats. En tout cas c'est ce que les grandes lignes de la philosophie africaine dominante de cette époque pouvaient donner comme fil conducteur aux négociateurs duala.

Car il faut bien souligner que la philosophie de la solidarité pacifiste vis-à-vis des étrangers repose sur le socle métaphysique qui fait dépendre les orientations et les choix des générations actuelles des significations anciennes remontant aux ancêtres et fournissant les critères d'authenticité et de validité nécessaires à la conception et à la conduite d'une action moralement et politiquement acceptable. C'est le lieu de dire que le Traité de 1884 nous met en présence d'un véritable choc des valeurs que traduit l'opposition, qui n'a pas pu être surmontée, entre une philosophie occidentale bourgeoise de la domination violente en vue de l'accumulation exclusiviste de la puissance matérielle, et une philosophie africaine de l'humanisme traditionnel tournée vers la prépondérance de l'intérêt commun conformément à l'idéal de solidarité entre les contemporains et entre les générations.

D'un côté, la vision de la politique émane d'une logique juridique communautariste etégalitariste qui tend à fusionner légalité et légitimité et à donner à la morale une place centrale, étant entendu qu'est moral ce qui se conforme à la justice et privilégie l'humain ; de l'autre, la décision politique s'adosse à une rationalité juridique qui fait peu cas de la considération due à l'autre homme et défend surtout l'intérêt particulier dont la puissance économique et politique témoigne du bien fondé.

Dans les conditions historiques de l'époque, la synthèse réelle des deux rationalités n'a pas été possible. Le noyau dur philosophique resta hybride et explosif, n'ayant su ou pu expliciter la collaboration des deux souverainetés. La base du traité était faussée et son avenir menacé du fait de cette carence philosophique : les Duala en attendaient sécurité, stabilité et modernité, dans la liberté, les Allemands l'abdication de l'Autre et leur domination totale.

Deuxième partie :

La gestion autoritaire et arbitraire du conflit foncier duala-germanique (1910- 1914)

Le problème domanial qui empoisonna les relations kameruno-germaniques entre1910 et 1914 (date de la débâcle du IIIe Reich au Cameroun) sera le théâtre dramatique des conséquences désastreuses de la faillite de la convention de protectorat. L'évolution de l'histoire induite par ce contrat nous fait ainsi passer d'une problématique de prévention des conflits à une problématique de résolution des conflits. Un bon contrat aurait prévenu le conflit foncier. Un mauvais traité l'a rendu inévitable et impose maintenant de le gérer. Et malheureusement, cette gestion ou tentative de résolution sera calamiteuse.

Le règlement de ce dossier par les autorités allemandes et les chefs locaux, durant cinq bonnes années, se complique d'année en année, tant les positions et mesures adoptées par le pouvoir tendent la corde au lieu de l'assouplir. Ce n'est donc pas une surprise que raidie mjusqu'au bout, elle finisse par casser le 08 août 1914, date de l'assassinat légal des leaders nationalistes duala Douala Manga Bell et Ngosso Din par le pouvoir allemand, après une parodie de justice dont les traces auraient disparu des archives.

Fidèles à notre démarche consistant à fouiner philosophiquement dans les contentieux entre communautés, nous reconduisons ici la même thèse : le litige intercommunautaire est alimenté et entretenu par une profonde opposition philosophique, non synthétisée, en matière de conception du monde et de rationalité juridico-politique entre l'Européen et l'Africain ; opposition philosophique dont la maîtrise préalable aurait pu détendre les

esprits, assouplir les positions, et conduire vers un scénario pratique de sortie de crise acceptable par les uns et les autres.

Mais, en l'occurrence, l'opposition des weltanschauunge resta sous-estimée et non pensée comme élément du problème. Il est aussi à préciser que cette opposition culturelle et intellectuelle devrait être considérée comme relative avant tout, non pas une différence originelle de nature des hommes, mais une inégalité historique de développement socioéconomique et socio-politique entre la société germanique et la société duala.

Cette inégalité de développement historique est conçue contradictoirement par lesdeux parties, dans le sens de la collaboration sans infériorisation et spoliation par l'une et dans le sens de la domination sans contre partie par l'autre. Mais chaque interprétation de la situation repose, pensons-nous, sur sa propre weltanschauung. Mieux comme dirait Louis Althusser, si l'économique « détermine » le politique en dernière analyse, l'idéologique (donc le philosophique) « surdétermine » à son tour le politique (8).

C'est le lieu de préciser toute l'importance qu'il y a à accorder aux conceptions dumonde rationnelles des sociétés dans lesquelles la machine exploiteuse capitaliste n'a pas encore détruit la portée éthique, juridique et politique des conceptions précapitalistes du lien humain et intercommunautaire basé sur la solidarité pacifiste. A cet égard, nul doute qu'en mettant de côté les idées obscurantistes que les classes conservatrices africaines désignent comme la véritable culture traditionnelle, nous puissions trouver dans la sagesse duala un apport pour la modernité Mais examinons d'abord les démarches qui s'affrontent.

A - La crise de compétence territoriale issue du Traité de 1884

Attitude officielle allemande : En 1910, l'administrateur des colonies von Röhm et

le gouverneur du Kamerun Otto Gleim adressent à l'Office colonial allemand un mémoire et un rapport sur les opérations foncières que le gouvernement envisageait à Douala. Nous y apprenons entre autres ceci : « Les Duala se sont rendus compte qu'ils doivent avec le temps céder progressivement leurs biens-fonds situés sur le fleuve aux Européens, vu le besoin d'extension de ces derniers, provoqué par l'accroissement du commerce (…). Les indigènes tenus au courant depuis longtemps, et ce à plusieurs reprises, par l'administration, qu'un transfert des agglomérations indigènes sera un jour nécessaire, ont demandé finalement l'année dernière, alors que leurs biens-fonds s'émiettaient de plus en plus, que leur soient indiqués de préférence non pas individuellement mais globalement, les futurs emplacements destinés à leur installation (...). On n'a donc pas à craindre que des difficultés surgissent, si on leur accorde un dédommagement approprié ». (9)

Bref, il ne s'agirait que d'une banale affaire financière à régler au plus vite, et ce d'autant plus qu'à la suite de la construction de la voie ferrée, les prix des terrains allaient surenchérir. Le recours à la force serait-il malgré tout envisageable au cas où… ?

Le rapport fournit une réponse diplomatique : « Puisqu'il s'agit d'une entreprise d'utilité publique, tant pour les Européens que pour les indigènes dont les conditions de logement seront améliorées par l'installation salubre de nouveaux lotissements, il ne peut être question d'appliquer l'expropriation que si les circonstances s'y prêtent et au cas ou un accord serait obtenu. Une évacuation complète et immédiate des terrains ne sera donc pas exigée.

Mais si la situation l'exige, le transfert des habitations indigènes devra se faire petit à petit et le droit d'usage des terrains vendus sera laissé, pour l'instant, à leurs anciens détenteurs.

L'exécution dépendra aussi de la suite des négociations avec les indigènes » (Ibid. p. 133).



13/05/2006
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 472 autres membres