BONA SAWA

BONA SAWA

TERRORISME ET CONFLIT D'ANTHROPOLOGIES

TERRORISME ET CONFLIT D’ANTHROPOLOGIES

 

Par Prof. Fabien Eboussi Boulaga

 

Troisième partie : Démarcation et clivages

 

Où commence le terrorisme ? Où s’arrête-t-il ?  Le domaine de la relation conflictuelle est celui des stratégies de pouvoir. On y joue , pour obtenir la désagrégation morale de l’adversaire, de l’effroi de sa destruction éventuelle dont le caractère imparable est révélé  par la découverte d’insoupçonnables vulnérabilités, l’angoisse, l’abattement ou le doute au sujet de l’inanité de ses défenses et de ses recours naturels et surnaturels, humains et divins.

 

L’hypothèse qui se fait ici jour, au terme des approches successives du phénomène terroriste, est la suivante: Il n’y a pas, à notre  connaissance une discontinuité radicale, un saut qualificatif entre la guerre, le terrorisme, la politique et l’économie de compétition. Bien plus ces termes et leurs contenus sont convertibles entre eux et se définissent ou se démarquent les uns par rapports aux autres, sur la base d’un commun substrat de violence. Une telle absence de critère de démarcation absolue indique que leurs différences ne sont pas des différences de nature mais de position et de fonction dans les systèmes de relations et d’interrelations de formations historiques données.

 

Le commentaire, l’explication et l’argumentation soutenus et approfondis de cette hypothèse devront se faire ailleurs. Il faut se contenter ici de quelques notations, d’abord prosaïques, sur ces passages et ces conversions de sens, que dénotent des glissements sémantiques fréquents.

 

Le terroriste est, à ses propres, un combattant, un guerrier. On parle de régime de terreur, de guerre comme de la continuation de la politique par d’autres moyens, de la politique comme essentiellement un rapport de forces, de la guerre économique.

 

Mais, il faut se tourner vers l’histoire empirique. Dans la lutte contre l’occupant, la guérilla est la forme de réponse appropriée. Contre elle, l’occupant abandonne toutes les règles de la guerre «civilisée». Il bombarde, déverse du napalm, des défoliants, et extermine des populations entières. Dès ce moment, Abane peut déclarer justement  «Je ne vois vraiment aucune différence entre la fille qui dépose une bombe au Milk-Bar et le pilote français qui bombarde une mechta ou qui largue du napalm sur une zone interdite ».

 

Le terrorisme prend son essor quand la guérilla urbaine échoue, quand les représailles des armées et des polices de sécurité nationale ont pour fin de terroriser les populations par la tortures, des exécutions expéditives, des disparitions. La guérilla et le terrorisme comme la guerre totale transforment tout un pays en un champ de bataille. La distinction entre civils et militaires s’efface dans la résistance, avec les maquis, avec les réseaux qui comprennent hommes, femmes et enfants, pour faire passer les messages et les armes.

 

Quant au terrorisme comme moyen de pression et outil diplomatique, on le voit clairement dans celui qui est financé et soutenu par les Etats. Il inclut celui pratiqué par de services secrets pour éliminer des opposants. Créer l’insécurité, faire du chantage

 

Il faut enfin mentionner ce que Paul Ricoeur appelle la “polémisation” de l’économie. La compétition est la guerre continue sous d’autres formes ? A peine. Elle provoque des guerres interminables, déplace des populations, achète, corrompt, intimide ou élimine des dirigeants. Il ne s’agit pas seulement de combats entre narcotrafiquants, vendeurs d’armes. La criminalisation de l’Etat obéit à des impératifs économiques, à la nécessité de contenir le chômage, de sécuriser des ressources “vitales”, telles que le pétrole.

 

En Afrique, on parle de la malédiction de l’or noir, qui sévit au Nigeria et à l’Angola. Le Congo est trop riche pour pouvoir être maître chez soi et conduire sa vie à son avantage et dans son intérêt.

 

Tels sont les lieux où il ne faut chercher les lignes de clivages qui opposent les humanités et où se développent les idéologies qui autorisent de traiter les autres hommes comme des êtres nuisibles ou superflus, face aux “hommes véritables”. En attendant, reconnaissons la banalité du terrorisme dans ses formes multiples, parfois aseptisées, qu’il y a un terrorisme chaud et un terrorisme froid, intérieurs l’un à l’autre.

 

La société capitaliste et néolibérale se croit la meilleure forme de société digne de s’universaliser, en droit d’intervenir là où ses intérêts idéaux sont mis en question. L’anthropologie qui la sous-tend est étrangère à une large  partie de l’humanité. Son idée de l’homme est que celui-ci est propriétaire de soi et d’une capacité d’appropriation et d’incorporation de ce qu’il transforme par son industrie ou sa force. Sa conception de la réalité tient celle-ci pour ce qui est susceptible d’être monnayé et donc acquis. L’homme en ce monde est “être suprême”. Son destin s’épuise dans la mort, sauf à être récupérée par ceux qui veulent s’en prévaloir  pour la “valoriser”. Il est ce qu’il fait et le pesant d’argent que sa diligence lui rapporte.

 

Si c’est sur de telles bases que se décide la définition de “l’homme véritable” selon les puissances dominantes, alors le choc avec d’autres civilisations, d’autres conceptions de la personne humaine sera, encore pour longtemps, le lot quotidien de l’humanité dans un monde fini de coexistence obligatoire des visions de l’homme pluralistes.

 

DISCUSSION

 

1. Le dialogue interculturel est-il possible dans la société internationale où les rapports de force sont complètement déséquilibrés ?

2. Les différentes façons de concevoir le temps ne peuvent-elles pas constituer un obstacle au dialogue interculturel ?

3. On peut dire que toutes les civilisations sont soutenues par des forces spirituelles. Comment l’Afrique, qui n’est pas soutenue par une force spirituelle peut-elle relever le défi du dialogue entre les cultures ?

4. Le Prof Eboussi a fait une distinction entre terrorisme froid et terrorisme chaud. Malheureusement, le terrorisme froid est très peu perceptible par le commun des hommes. Comment expliquer que l’un soit moins effrayant pour le plus grand nombre que l’autre ?

5. Le Prof Eboussi a mis en évidence un certain nombre de points de clivage dans les anthropologies occidentales et non occidentales. Ces points de clivage concernent la conception de l’homme, du rapport de l’individu avec la communauté, la conception de la vie, de la mort, de la propriété, etc. Si l’on s’en tient à ces clivages, quel sens peut-on encore donner à la notion d’universalité des droits de l’homme ? L’idée de ce qu’on appelle dialogue interculturel, comme étant le meilleur moyen pour refonder l’universalité des droits de l’homme peut-elle avoir une portée, une signification ?

6. Comment se sent le Prof Eloi Messi quand il diffuse une culture (le christianisme) qui a détruit ses frères ?

7. Les dérives de la religion ne proviennent-elles pas du déficit d’une pensée théologique propre aux différentes religions ?

 

Eloi Messi Metogo

 

1. Par rapport à la question de savoir comment je me sens lorsque je diffuse une culture qui a détruit mes frères.

Il faut dire d’emblée qu’on ne peut pas réduire le christianisme au christianisme colonial. Le christianisme est déjà devenu notre affaire. Le pasteur Ka Mana parle du christianisme de la catastrophe, de l’irresponsabilité, de la superstition, du charlatanisme en Afrique. Ne fût-ce que pour ces questions, on ne peut pas se désintéresser de ce qui se passe dans ce christianisme. Pas nécessairement pour faire des convertis. Il est question pour nous d’une espèce de bon usage du christianisme. Qu’est-ce que nous allons en faire ? Le christianisme n’existe pas de façon désincarnée. Ce que nous pouvons faire c’est interroger les sources du christianisme, sans aucune illusion sur la possibilité de saisir le noyau du christianisme, mais voir à quelles questions le christianisme, ou la prédication de Jésus voulait répondre. Comment pouvons-nous nous inspirer des réponses de Jésus, dans la mesure où nos problèmes ressemblent à ceux qui ont été posés alors. On peut à ce moment là construire un christianisme qui ne sera pas le christianisme. Je n’ai pas l’impression, en diffusant le christianisme, de diffuser une culture du terrorisme ou de la mort.

 

2. Les dérives de la religion ne proviennent-elles pas du déficit d’une pensée théologique propre aux différentes religions ?

On peut le dire. Le retour à l’originel dans les grandes religions a toujours été à l’origine de grandes réformes. Il y a effectivement un déficit de réflexion théologique. On peut par exemple demander aux musulmans si ce qu’ils disent à propos de l’État et de l’organisation politique de leur société correspond à l’Islam. N’y a-t-il pas une inflation du politique aboutissant au terrorisme par rapport à certaines valeurs fondamentales qui vont dans le sens de ce que nous appelons les droits de l’homme ? La même question se pose à propos du judaïsme orthodoxe et du christianisme. Sommes-nous fidèles à l’esprit de nos fondateurs et de nos livres saints ?

 

Fabien Eboussi Boulaga :

 

1. Le dialogue des civilisations est-il seulement possible dans un monde régi par des rapports de force ?

Par définition, une civilisation ne se fonde pas sur la force. Elle pose qu’elle a des valeurs universelles communicables. Par définition, les civilisations doivent discuter et discutent non pas de façon toujours policée, mais par des justifications que les uns et les autres donnent de leurs actions et de leurs entreprises. Il n’y a aucune entreprise, a fortiori la lutte contre le terrorisme qui ne se justifie par la défense de la démocratie, par la référence aux valeurs, au bien incarné par les institutions. Donc formellement, il est impossible dans l’action humaine, d’agir sans chercher à justifier. Un autre problème qui est résolu non pas de façon académique mais par les contradictions réelles qui éclatent comme dans l’attentat du WTC qui n’est pas l’affaire de clochards, mais le fait de gens riches, très au fait des mécanismes financiers de ce monde et de la technologie, et qui ne sont pas des sauvages n’ayant rien compris à la civilisation, à la modernité. La modernisation n’est pas la même chose que l’occidentalisation. Ce monde où l’on peut se moderniser sans épouser les intérêts de ceux qui sont les plus forts amène la réaction ici aujourd’hui de ceux qui ne détiennent pas le pouvoir d’accès aux technologies, aux matières premières, mais qui estiment qu’on leur fait un outrage qui est négation de leur dignité d’homme religieux. Ils imposent un dialogue. C’est pourquoi la réaction du camp occidental n’est pas uniforme. Il y en a qui comprennent que le problème du terrorisme ne sera résolu que si l’on s’attaque à certaines des conditions qui le favorisent. C’est ainsi que le dialogue historique se passe, avec un mélange de discussion rationnelle de propositions alternatives, mais aussi de violences dues à des impasses et à des contradictions. Le dialogue entre civilisations est non pas inévitable, mais possible. Et il a cours.

 

2. Sur l’obstacle majeur qui est celui des conceptions du temps.

Parmi les réformes de l’entendement africain, il y a en cours la récusation de la conception du temps de la domination occidentale comme évolution. C’est l’anti-modèle auquel s’opposent toutes les tentatives de récupération de l’initiative historique. Les conférences nationales sont une tentative qui montre qu’il y a une possibilité de fondation, que nous n’avons pas à simplement prolonger l’ordre impérialiste sans une coupure. Parce que l’ordre impérialiste suppose qu’il y a un sens de l’histoire, il y a des étapes successives, des paliers par lesquels tout le monde doit passer. Dans la vulgate que prennent les dirigeants politiques africains, on dit : eux ont eu trois siècles pour arriver à la démocratie, et nous voulons le faire en 19 ans (ou en plus longtemps). Ce schéma de pensée est complètement erroné, il est à la base de notre docilité à accepter toutes les offres intellectuelles qu’on nous fait. Nous sommes toujours subjugués par l’idée qu’il s’est passé un avènement du sens de l’histoire quelque part et que nous n’avons de rôle que d’imiter, de rattraper, de nous ajuster. Ce n’est pas seulement deux positions qui s’affrontent, c’est le nerf même de la discussion entre civilisations. Il n’y a pas un sens de l’histoire qui trace une trajectoire valable pour toute l’humanité. Il y a un temps court et un temps long dans l’histoire comme le dit Claude Lévi Strauss. Il y a une histoire qui nous informe beaucoup mais qui nous enseigne peu. Mais le temps de l’anthropologie est celui qui nous informe peu mais nous enseigne beaucoup. Vis-à-vis des problèmes que révèle le 20e siècle, c’est le temps anthropologique qui est le nôtre. Depuis 30 000 ans, l’homo sapiens n’a pas changé. Tout ce qui se passe à l’intérieur de ce temps est de l’ordre quasiment de l’anecdotique par rapport  aux grandes structurations qui font que l’humanité comme espèce passe de l’outil, à la pierre. L’avènement de l’outil et de la pierre a créé un espace dans lequel évolue l’humanité tout entière.

 

3. L’Afrique qui n’a plus de force spirituelle pour accompagner sa civilisation peut-elle relever le défi des cultures ?

Il faut d’abord dire que la force spirituelle dont vous parlez n’a jamais disparu, sinon il n’y aurait plus aucune possibilité de penser et de réagir. Si elle a disparu, elle a laissé des traces. Et parfois, ce qui a disparu est plus efficace que ce qui est là, non mis en question. Nous réinventons la culture africaine parce que nous l’avons déjà en quelque sorte perdue. Ceux qui ont le sentiment d’avoir perdu quelque chose sont aussi les plus créatifs. Nous avons l’exemple extrême des Américains, des Africains transportés en Amérique, qui réinventent, par-dessus les tribus, les langues, une civilisation que l’humanité reconnaît comme étant africaine. Cela veut dire que nous n’avons rien perdu. Nous avons la force dans la mesure où nous savons que notre culture est à recréer, à reconquérir, qu’une tradition est toujours une tradition reconquise. Quand elle est là, somnolente comme une réalité matérielle, elle n’est pas active. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation interculturelle. Toute culture devient en quelque sorte réflexive. Elle se reconquiert sur sa réalité immédiate donnée et elle se recrée. Il n’y a donc rien à déplorer.

 

4. Sur les élites formées en Europe habituées à l’opulence.

Cette génération ne doit pas être surestimée, car elle est en voie de disparition. Il y a une deuxième génération qui n’est pas meilleure mais qui a été formée en Afrique, dans les universités que nous connaissons. Ce qu’ils font, ils ne le font pas en reconnaissance de ce qu’ils auraient consommé, mais ils entrent dans des réseaux modernes d’acquisition et d’accumulation du pouvoir avec leurs mentalités d’hommes d’ici et avec la mentalité du peuple. Ils ont une mentalité populaire, c’est pourquoi on ne leur en veut pas et le peuple les envie. Ce ne sont pas des gens aliénés pour avoir été endoctrinés en Europe. Ils ont réinventé ici ce qui est pour eux le bien suprême.

 

5. Sur la distinction entre terrorisme froid et terrorisme chaud.

Le terrorisme chaud peut être aussi celui des hommes du pouvoir. Par exemple raser un village pour que désormais personne ne se révolte. Le terrorisme chaud est plutôt malheureusement celui de l’homme faible. Le terrorisme froid est celui qui a souvent les attributs de la légitimité et de la légalité. Par exemple les Espagnols ont massacré les amérindiens, mais les Anglo-saxons l’ont fait le plus légalement du monde. Le terrorisme froid passe par des mécanismes légaux. Et s’il est plus difficile à saisir, c’est parce qu’il est systémique. Il suppose une réflexion seconde. Il suppose qu’on juge toujours les choses non pas du fait de leur retentissement immédiat, mais en les situant dans un ensemble causal. Il s’agit de saisir des structures et non des événements pour saisir la nocivité de ce terrorisme froid institutionnalisé et légalisé. Il s’agit de trouver dans les manifestations de la violence celles qui sont structurelles et celles qui sont superficielles.

 

6. Sur la notion de l’universalité des droits de l’homme étant donné les clivages et oppositions.

Nous utilisons des termes généraux pour parler des droits de l’homme. Il y a donc une postulation d’universalité formelle. Il y a donc un espoir que l’on peut donner un contenu déterminé à quelque chose qu’on peut penser. L’universalité des droits de l’homme est au moins pensable. Et c’est à partir de là qu’on peut en remplir le contenu. C’est pourquoi dans le dialogue actuel cet horizon formel est porté par la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est un point de départ, non un point d’arrivée. Comme point de départ, le formel permet précisément d’aller vers le réel pour le construire, le transformer, et transformer ainsi même sa conception du formel.

 

7. Dans les civilisations, on construit un nous qui s’oppose éventuellement aux autres. Ce nous est fait de vouloir et d’amour de soi qui sont en quelque sorte absolus. Comment cela peut-il encore permettre le dialogue et la discussion ou l’ouverture aux autres ?

Ici également, c’est parce que nous nous aimons, c’est parce que nous avons un amour préférentiel que nous pouvons reconnaître ce qui est de l’ordre universel. « Si je ne m’aime pas, qui m’aimera ? ». Mais si je ne respecte pas les autres, quel homme serai-je. Je ne suis un interlocuteur dans un dialogue que si j’aime moi-même et si l’autre est comme moi-même. La mise en place d’un espace d’universalité est faite pour que les particularités et les singularités s’y expriment. Pour qu’il y ait universalité, il faut qu’il y ait singularité.  

  

    



14/09/2006
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