L'HISTOIRE DU CAMEROUN DES ANNEES 90 COMMENCE A S'EXPOSER ENFIN
MODO SE'NKWE P. LE PORTRAIT D'UN DES ACTEURS DES EVENEMENTS SANGLANTS DU CAMEROUN DES ANNEES 90 ET LEURS CONSEQUENCES…
mercredi 7 février 2007 par Moussa Ka
Un portrait de Se'Nkwe P. Modo, spécialiste camerounais du crime de lèse-majesté et auteur d'un livre corrosif sur les seigneurs de la presse de son pays
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Ce gars-là a une âme de criminel. Voyez comme il vous toise quand il vous voit débarquer ! De haut en bas ! Et ce sourire sarcastique ! Se'nkwe P. Modo est un criminel. C'est sûr. Mais attention : pas un de ceux qui zigouillent en cachette, à l'abri des caméras, comme le Cameroun en connaît trop. Non ! Lui se spécialise dans le crime de lèse-majesté.
C'est d'abord le régime Biya qu'il a ciblé. C'était au début des années 1990, celles de la revendication démocratique tous azimut. Au sein du « Parlement des Étudiants », lui et ses camarades soufflent tant qu'ils peuvent sur les braises de la révolte estudiantine. Une révolte que Biya, soutenu par ses « amis » français, se fait un devoir d'écraser [1]… Modo, qui n'a alors que vingt-deux ans, se souviendra toute sa vie de ces trois hommes en treillis qui ont armé leur tir, un jour de mai 1991 : un jeune manifestant, qui essayait de fuir, s'est effondré sous son nez. « Zéro mort », qu'ils disaient, ceux du gouvernement… Tu parles ! Il lui est resté en travers de la gorge, à Modo, le « zéro mort »…
Le mouvement étudiant terrassé dès 1991, le jeune homme devient rapidement journaliste. « Pour continuer le combat », dit-il. Il restera presque dix ans dans la presse privée camerounaise. Challenge Hebdo, Génération, La Nouvelle Expression, Le Messager : la crème de la presse d'opposition, celle qui transformait ses colonnes en champ de bataille pendant « les années de braises ». Dégainer la plume comme on sort un calibre ? Voilà qui plaisait à Modo. « La presse à l'époque était revendicatrice, se souvient-il. Tout le monde disait : "Il faut que ça change", "Il faut que les choses avancent". On titrait : "Biya must go !". On mettait ça à la une, à l'époque… »
« À l'époque »… Car Modo déchante rapidement. L'opposition n'est plus ce qu'elle était – ou pas ce qu'il a cru, et manifestement la crème tourne à la mayonnaise. L'ancien leader étudiant découvre la routine qui mine à petit feu. Il découvre le gombo, ces petits billets qu'on glisse « permanemment » aux journalistes pour orienter leur verve. Il découvre surtout, dans ses patrons successifs, de petits roitelets égoïstes qui roulent carrosse et écrasent leurs employés. Il s'aperçoit, en somme, que la presse privée ne fonctionne pas mieux que le régime honni. « Il faut que ça change ! », « Que les choses avancent ! », « Biya must go ! », qu'ils gueulaient… Tu parles ! De guerre lasse, Modo se retire dans sa caverne à la fin des années 1990. Et arme sa plume.
Résultat, six ans plus tard : un brûlot de trois cents pages intitulé Mes patrons à dorer [2] . Non sans aigreur, l'auteur étale en place publique les petits et les grands travers quotidiens d'une presse d'« opposition » qui ne fait plus son job. Et allume, comme le titre l'indique, les seigneurs de cette presse « indépendante » qui n'en n'a que le nom. Feu sur les Benjamin Zébazé, Vianney Ombé Ndzana, et autres Séverin Tchounkeu ! Même Pius Njawué, figure quasi mythique de la scène médiatique camerounaise, se prend quelques rafales ! C'est vilain. C'est mesquin même, à certains endroits. Mais le sniper solitaire ne tire pas à balles réelles, lui. Zéro mort donc, c'est promis, car le criminel n'est, au fond, qu'un amoureux trahi.
Extrait – Mes patrons adorés pp 34-35
Se'nkwe P. Modo raconte ses premiers pas à Challenge Hebdo, journal d'opposition dirigé à l'époque par Benjamin Zébazé et dans lequel il a été embauché en novembre 1991 (il a disparu depuis). Découverte des mœurs banales des journalistes camerounais…
« Ma toute première sortie est pour la société Camoa, à la mi-novembre. Cette succursale de Air Liquide organise une journée portes ouvertes à l'intention de la presse. Je rencontre pour la première fois certains… je n'ose dire confrères, dont la signature m'en impose. Cet homme au crâne dégarni jusqu'au sommet, plutôt bavard quoique jovial, de toute vraisemblance un gros fumeur, qui réclame une bière à la place du café qui lui est proposé, c'est Casimir Amassana du Combattant. On le croirait en pleine audition pour un rôle dans un de ces films où le journaliste est caricaturé. Le voir investir toute cette énergie dans sa volonté de coller du plus près au stéréotype du journaliste fait monter en moi comme une gêne. Il y a un moustachu avec qui il semble bien s'entendre. Celui-ci, encore plus gros fumeur si cela se trouve, parle comme un Parisien tout droit sorti de la dernière aventure de San Antonio, l'accent en moins. C'est un homme distingué et précieux, qui recherche l'attitude iconoclaste. Il s'agit de Thomas Eyoum'a Ntoh du mythique Messager. Nous sommes une vingtaine.
Petit déjeuner copieux, visite distraite de l'usine de Bassa et des Comptoirs d'Akwa, déjeuner quatre étoiles à l'hôtel Akwa Palace. Nous avons à notre table le Bordeaux nouveau, arrivé l'avant-veille seulement. Je suis incertain de comprendre l'utilité de ce traitement princier. Pourquoi cette débauche de luxe alors que chaque journaliste a reçu un dossier de presse bien fourni, et que le staff dirigeant s'est dit disponible pour répondre à d'éventuelles questions ? Revenu au journal, je me plonge dans ledit dossier de presse. Il y a une enveloppe entre le film de protection et la couverture ; emplacement curieux pour un document dont on attend d'un journaliste qu'il en fasse usage. On pourrait ne pas le voir. Cette enveloppe est de surcroît fermée. Encore plus curieux. Je l'ouvre. Elle contient trois billets de cinq mille francs. Je vais trouver Benjamin Zébazé.
Les messieurs de la Camoa, ils ont glissé quinze mille francs dans mon dossier de presse. En voilà des manières ! lui dis-je, l'air sans doute d'une vierge effarouchée.
Vous ne leur avez rien demandé, et vous n'êtes pas obligé d'en tenir compte en rédigeant votre article, répond-il distraitement.
Je n'écris pas d'article.
Comme vous voudrez.
Qu'est-ce que je fais de l'argent ?
Écoutez ! vous commencez à m'importuner. Qu'est-ce que vous faites de l'argent ? Mais gardez-le, bon sang !
Les jours suivants, chaque article que j'ai lu sur la Camoa m'a fait honte. Et Dieu sait s'il en a été écrit, des articles sur la Camoa. »
[1] Pour un résumé factuel du mouvement des années 1990-1992, voir Andreas Mehler, « Cameroun : une transition qui n'a pas eu lieu », in Jean-Pascal Daloz et Patrick Quantin (dir.), Transitions démocratiques africaines, Karthala, Paris, 1997, pp 95-136.
[2] Editions Masseu, 25 euros, 13.000 F cfa.
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